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FIGURES DU CORPS

ETHNICITE ET GENOCIDE
AU RWANDA

Frédéric Baillette


Au Rwanda, d’avril à juillet 1994, entre cinq cent mille et un million d’êtres humains (1) ont été exterminés
“suivant une logique raciste”(2) . L’objectif déclaré de cette fulgurante tuerie était l’effacement, la totale extinction , d’une population définie par une identité ethnique: les Rwandais tutsis. Immédiatement après l’attentat du 6 avril, ayant coûté la vie au Général-président Juvénal Habyarimana, la Garde Présidentielle installait des barrages dans la capitale Kigali, vérifiait les identités et procédait aux premières exécutions séléctives. Des milices formées pour tuer s’engageaient rapidement dans ce qui allait devenir une gigantesque battue. Dans le même temps un gouvernement intérimaire, constitué de putschistes extrémistes, administrait le carnage en l’élargissant rapidement et minutieusement à tout le territoire, recrutant et armant notamment des groupes dits d’autodéfense civile , au fur et à mesure que la campagne de tueries se propageait. Les leaders du Hutu Power (branche ultra raciste et ethnicisante du régime en place, en fait, une mafia régionale et clanique, composée de Rwandais du Nord-Ouest proches de l’épouse du président) exhortèrent tous les bons Hutu , à se mettre instamment au travail, à débroussailler, c’est-à-dire dans le langage de ces assassins, à abattre tous les Tutsi, mais aussi les Hutu faisant obstacle à leur entreprise d’homogénéisation ethnique du peuple rwandais (dirigeants modérés, démocrates influents, militants des droits de l’Homme, Hutus qualifiés de non fiables et de déhutuisés, puis citoyens opposés au massacre ou seulement réticents). Toutefois, si ces Hutu furent supprimés, ils le furent de manière ciblée et pour des raisons principalement politiques (personne ne devait entraver le mouvement génocidaire). Les Tutsi furent décimés en tant que groupe, et essentiellement pour des motifs raciaux. Il s’agissait, comme l’enjoignait alors un animateur radio appellant au crime, “de les faire disparaître pour de bon... de les rayer de la mémoire des gens... de faire exterminer les Tutsi du globe... (3).

Ainsi, en moins de trois mois, plus des trois-quarts de la population tutsie a été délibérément détruite. La communauté internationale a assisté sans broncher à l’extermination préméditée, planifiée, bureaucratisée même, d’un groupe humain ethniquement défini, c’est-à-dire à un génocide (qui ne fut reconnu par la Commission des droits de l’Homme des Nations-Unies que le 28 juin 1994). C’est, en effet, parce qu’ils étaient identifiés comme appartenant à la dite ethnie minoritaire tutsie, et uniquement pour cela, que ces civils désarmés furent traqués, interceptés et liquidés. Pris au piège d’un pays entièrement quadrillé (toutes les frontières avaient été fermées), très vite transformé en gigantesque abbatoir (4), ils étaient devenus une vermine à écraser méthodiquement, des parasites (cafards, serpents, rats, sauterelles, etc.) à liquider à la chaîne, par familles entières, dans des exécutions de masse, souvent supervisées par les autorités et les notables locaux (bourgmestres, directeurs d’écoles, médecins etc.).

Cette opération de “nettoyage total des Tutsi” avait été pensée et préparée par une clique politico-militaire fasciste cherchant à maintenir son pouvoir. Selon le journaliste rwandais Ntaribi Kamanzi, ce plan de purge faisait partie d’une opération plus large portant le nom de code Hirondelle. Le projet apocalyptique avait été, quant à lui, baptisé “plan insecticide”! (5).

 

Un corps “ethnicisé” à abattre

“D’ici ce soir, de grandes chasses aux Tchiches
vont être organisées. (...)
Notre unique objectif est l’extermination des Têtes pointues,
où qu’elles se cachent!”

Bertolt Brecht, Têtes rondes et têtes pointues, 1938


  Ceux qui ne furent pas assassinés à partir de listes depuis longtemps établies et diffusées, ou à partir des registres de recensement communaux, ou encore sur dénonciation, purent être identifiés sans difficulté grâce à leur livret d’identité sur lequel figurait officiellement, depuis les années trente, l’appartenance ethnique. Faute de pouvoir contrôler cette
“immatriculation”, c’est sur la base de particularités physiques (une stature élancée, une peau plus claire, etc.), d’a priori somatiques (Jean-Pierre Chrétien) que s’effectua l’examen et le démasquage des étrangers intérieurs. Ainsi, dans un appel, lancé le 10 mai dans Radio Mille Collines (RTML, bien vite surnommée radio machette ou la radio qui tue), Kantano Habimana, commentateur vedette de football, appellait les jeunes à casser du Tutsi, en focalisant leur haine sur un corps caractérisé ethniquement: “Il s’agit d’une seule ethnie. Regardez donc une personne et voyez sa taille et son apparence physique (uko asa), regardez seulement son joli petit nez et ensuite cassez-le.”(6).


  Plus hallucinante encore, cette liste détaillée de supposés indices corporels permettant de “reconnaître et d’abattre l’ennemi commun”, inventaire (qui semble tout droit sorti d’un manuel d’anthropométrie) entendu à la radio et rapporté par une rescapée:
“Comment distinguer le cancrelat du Hutu?
Plusieurs moyens sont à votre disposition.
Le cancrelat a les incisives écartées.
Le cancrelat a le talon étroit.
Le cancrelat a huit paires de côtes.
La femme cancrelat a des vergetures sur les cuisses près des fesses.
le cancrelat a le nez fin.
Le cancrelat a le cheveu moins crépu.
Le crâne du cancrelat est long derrière, et son front est incliné.
Le cancrelat est grand et il y a de la morgue dans son regard.
Le cancrelat a une pomme d’Adam prononcée.”
(7)
Il semble bien que ce descriptif, donné sur RTML dans les jours qui suivirent le déclenchement du génocide, ait été effectivement utilisé par certains miliciens pour s’assurer de l’origine ethnique de leurs victimes: selon un témoignage recueilli, une rescapée fut épargnée après qu’un tueur, saisi d’un doute, eut compté son nombre de côtes. Celui-ci ne correspondant pas au nombre attendu, il la laissa partir.
Ce rejet d’un corps “ethnicisé”, spécifié, avant tout, par des traits fins et allongés (sous-entendant un élan “naturel” à la suprématie), semble constamment à l’oeuvre dans la région des Grands Lacs. Le 8 août 1998, la radio congolaise (Radio Bunia) n’incitait-elle pas, à son tour, les “vrais congolais (à) abattre les Tutsi rwandais” (il s’agit d’exilés), en les invitant à “sauter sur les gens à long nez, grands et minces, qui veulent nous dominer”(8)! Tous ceux qui présentaient ces soi-disant traits distinctifs, ces “traits physiques emmagasinés dans l’imaginaire collectif” (Joseph Ngarambé), étaient en danger de mort. L’envoyé spécial du Monde à Kinshasa, témoigne de cette traque physionomiquement sélective: “La nuit les soldats arrêtent les voitures et scrutent le visage des automobilistes, à l’affût des traits prétendument caractéristiques de “l’ennemi”. (Cette) chasse au faciès fera même des victimes maliennes, aux traits un peu trop Tutsi.”(9) Selon Benjamin Sehene, des commerçants sénégalais et guinéens qui présentaient un profil tutsi furent également lynchés (10).
La propagande anti-tutsi “s’hystérise” autour d’une différence physique posée comme révélatrice d’une malignité : ce sont des traits corporels un peu trop délicats, une “stature trop élancée” , un nez un peu trop long, que les instigateurs des pogroms donnent pour cible aux massacreurs et qu’ils incitent à briser.



  Et, effectivement, il apparaît que des tueurs ont delibérément frappé et coupé
“les parties du corps qui “caractérisaient” particulièrement les “tutsi” comme les “doigts allongés” ou le “nez fin(11). Les coups ont souvent été portés à la tête, au cou, aux chevilles et aux bras. Les miliciens se sont acharnés sur ces extrémités, cherchant, en quelque sorte, à défigurer (à élaguer, étêter?) ces corps, à rendre méconnaissables leurs victimes.
Un “détail” corporel est devenu le siège du malheur, le lieu de convergence et d’inscription de l’hyperviolence. Il est perçu comme un symptôme pathognomonique signalant la présence d’un
corps ennemi (12), d’un corps à suspecter, à mal traiter et à supprimer. Tout comme dans l’antisémitisme nazi, une figure biologique (Albert Memmi) est convoquée symboliquement pour stimuler, puis catalyser les antipathies, les appréhensions et les haines. Cette excroissance doit définitivement disparaître du paysage. C’est ainsi qu’ au cours du génocide des “personnes grandes” furent attaquées alors qu’ elles étaient hutues (13). Un Hutu rwandais témoigne de cette opération de triage corporel :
“J’ai fui Kigali, où j’étais haut fonctionnaire, parce que, bien que Hutu, je ressemble physiquement à un Tutsi. Si vous êtes grand, fin, avec un nez moins épaté, vous êtes automatiquement classé Tutsi, donc exécuté. La carte d’identité indiquant votre lieu de naissance (et l’ ethnie) n’a aucune importance dans ce cas puisqu’ on vous accuse de l’avoir fabriquée.”(14 ). Dans la phantasmagorie qui structurait la paranoïa génocidaire, le type tutsi devait être physiquement éliminé du Pays des Milles Collines. Un témoin rapporte ainsi qu’ une de ses collègues “disait que “le travail” n’était pas terminé car elle voyait encore des Tutsi”, alors que tous ceux alentour avaient été éliminés: “Elle voyait des Hutu qui avaient les traits des Tutsi” (15). Selon des témoignages recueillis auprès de Rwandais, pour éviter d’être repérés comme appartenant au “type” tutsi, certains cherchèrent à déformer leur nez, à le rendre épaté, en y introduisant des mèches de coton, ou encore en imposant à leur cloison nasale de longues heures de fortes pressions.

 

L’imagerie coloniale:
“nègres-blancs” et “Noirs ordinaires”


“Le ressort profond, le noeud réel (du projet génocidaire),
était précisément un intégrisme ethnique, ou plus exactement raciste, et dont l’ objet était quasi littéralement le découpage
sociobiologique d’un peuple.”
Jean-Pierre Chrétien, “Le noeud du génocide rwandais”,1999

   Pour comprendre à partir de quels délires biologiques et de quelles options politiques s’est construit ce “racisme tropical” (selon la formule de Medhi Ba), il est nécessaire de s’intéresser aux discours des anthropologues, administrateurs et missionnaires Blancs qui découvrirent puis colonisèrent, à partir de l’extrème fin du XIXème siècle, ce petit “royaume difficile d’accès”.
Avant que ne débarque ce safari idéologique (16), vivaient, au Ruanda-Urundi, les Hutu, les Tutsi et les Twa. Ces trois dénominations ne correspondaient alors ni à des ethnies, ni à des races, ni à des tribus, ni à des castes, ni même à des catégories socio-profesionnelles (même si les Tutsi étaient plutôt éleveurs de vaches et les Hutu agriculteurs). Pour le géographe Dominique Franche, c’étaient d’anciennes catégories identitaires dont le contenu variait (...) en fonction des interlocuteurs de la région”. L’appartenance à l’une d’elle “n’était qu’ un élément de l’identité sociale, au même titre que l’appartenance régioonale et l’appartenance clanique, voire lignagère dans certaines régions”(17). Des porosités existaient entre ces catégories. En acquérant du bétail ou en épousant une femme tutsie, un Hutu pouvait devenir Tutsi (ce changement était connu sous le terme de kwihutura : la mue du Hutu). Inversement, un Tutsi appauvri (n’ayant plus les moyens de vivre comme les “vrais” Tutsi), ou s’unissant à une Hutu pouvait voir au fil des générations son image devenir Hutu.

  Les colonisateurs vont manipuler ces catégories, les spécifier, les rigidifier en pointant et en exacerbant des différences (plus fantasmées que réelles), tout en les investissant d’un poids politique qu’elles ne connaissaient pas.

  Les premiers Européens, fortement influencés ou formés par les thèses de Gobineau, principalement développées dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), appliquérent des conceptions racialistes à la compréhension de la société rwandaise. Afin de la rendre intelligible (et d’en faciliter l’exploitation), ils l’ordonnèrent anthropométriquement et esthétiquement, fabriquant de toute pièce un “ethnicisme scientifique”. Soucieux de codifier des apparences décrétées raciales, ils arpentèrent les corps des population rencontrées, en évaluèrent les nuances chromatiques, expertisèrent les formes de crânes, de nez, mesurèrent les angles faciaux, et procédèrent à différents examens biochimiques (groupes sanguins, tolérance au lactose, etc.) .A partir d’échantillons “judicieusement choisis”, ils dressèrent ainsi une topographie des corps, puis classèrent et hiérarchisèrent ces races (18), en leur attribuant des facultés mentales et des caractéristiques psychologiques qui empruntaient à la quincaillerie morpho-psychologique de l’époque.

  La préférence des colonisateurs devait rapidement se fixer sur les Tutsi (19), qui, à la fois, leur apparaissaient comme des êtres évolués (dirigeant des royaumes structurés), obéissant (envers la loi) et qui produisaient, sur eux, une forte impression esthétique. Hans Meyer en donnait, au début du siècle, une description flatteuse :”Ce sont des personnages fiers, élancés, dépassant les deux mètres, au profil de médaille et d’un maintien aristocratique :au premier abord ils en imposent à l’Européen qui a beaucoup voyagé”. Le géographe allemand insistait ensuite sur l’harmonie, la distinction et le racé de ces silhouettes énigmatiques et altières, au tronc “si fin et si élancé qu’on a du mal à imaginer la disposition des organes internes”: malgré des dimensions jugées extraordinaires (“rares sont ceux qui font moins de 1,80 m”), “les diverses parties du corps sont bien proportionnées. (...) La plupart (...) ont des membres nerveux et une musculation ferme. (...) Les articulations (...) sont remarquablement délicates (...). Ils ont tous de fines mains de dames, aux longs doigts (...) .Le cou est assez long, sa ligne fine et élancée, d’où un port de tête léger et fier. (...) Le crâne a une très belle forme, (...) haut et bombé. “
Ce voyageur distinguait deux formes de visages, le plus noble, possédait, selon lui, “un nez au profil fin et au bout mince, aux narines fines, une bouche relativement petite et des lèvres minces”. Comme beaucoup d’ autres, il en concluait que ces géants ne ressemblaient “pas tellement à des nègres” (20), puisqu’ils ne correspondaient pas au portrait-type du noir : bestial, laid et rebutant. Leurs manières presque distinguées rassuraient. Leur physique fort joli subjuguait même certain missionnaires, comme celui-ci ébahi par “un beau nègre, tellement beau que s’il était blanc, on pourrait difficilement trouver plus bel homme!”(21). Leurs traits graciles se rapprochaient étonnamment des “ canons européens de la beauté”.

  Ainsi dans les élucubrations coloniales, ils ne pouvaient être que de “ “faux” nègres”(22) , des “nègres-blancs”, ou encore, des blancs nigritisés, “les représentanrs d’une “race de contact” entre les “blancs” et les “noirs” “(23). Dans Au Pays des Nègres, manuscrit daté de 1907-1908, un missionnaire (F. Ménard) pensera déceler sous cette conformation, et “sans beaucoup exagérer, (...) un Européen sous une peau noire”. Et encore, certains les perçurent plutôt cuivrés ou olivâtres, voire seulement bronzés!

  Pour des Européens, persuadés que la ténébreuse Afrique n’abritait que des êtres déchus (portant la malédiction de Chan), toute ébauche de civilisation ne pouvait provenir que d’une coulée blanche originelle, d’envahisseurs étrangers (Speke, Les Sources du Nil, 1864), en l’occurence, des Hamites (ou sémito-hamites), des “Européens pasteurs (Seligman, Races de l’Afrique, 1932). Les Tutsi (tout comme les Berbères aux yeux bleus, les Peuls, les MassaÏs, ces autres oblongs personnages) ne pouvaient être que les descendants de ces guerriers-nomades (“d’esprit plus vif que les sombres nègres agriculteurs”)(24), venus soumettre par leur “étonnant sens politique” (Hans Meyer), et, au besoin par la force, des peuples aborigènes.

  Les Hutu (qui constituaient la majorité de la population) furent, quant à eux, reconnus comme “appartenant à la race bantu, et plus précisément, note Hans Meyer, à ce qu’on appelle les Bantu primitifs”(25). Le terme bantu désignait alors les “nègres” et était empreint d’une connotation raciale fortement péjorative (26). Au Hutu fut attribué le physique de la “bête” à exploiter, à coloniser, à esclavagiser. “Il offrait le schéma classique du “Nègre proprement dit”(27) : “Nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale, (...) caractère d’enfant, à la fois timide et paresseux”(28). Selon Hans Meyer, si on les remarquait immédiatement, c’est qu’ils dénotaient par rapport aux Tutsi “à cause de leur silhouette trapue (...) et notamment de leurs jambes courtes, de leur stature ramassée et musculeuse (...), et de leur crâne prognathe authentiquement nègre”(29).



  L’appendice nasal retint tout particulièrement l’attention des maîtres ès-pied à coulisse: des anthropologues belges estimaient ainsi que le nez moyen tutsi s’allongeait jusqu’à 55,8 mm pour (seulement) 38,7 mm de large, alors que le nez hutu ne mesurait, lui, que 52,4 mm de long pour 43,6 mm!(30). Ces pinochioleries finiront par imprégner les représentations et construire les visions du corps de l’autre: si les génocidaires focalisaient la violence sur le “petit nez” des Tutsi, après l’arrêt des massacres, les regards hostiles se reporteront, selon Benjamin Sehene, sur le “gros nez” de Hutu devenu le symbole d’un faciès d’assassin”(31) (l’illustration de la couverture du livre de Ntaribi Kamanzi, Rwanda: du génocide à la défaite, 1997 - ci-contre - reprend ce stéréotype distanguant les deux “ethnies” en stigmatisant le tueur par un nez épaté).

  Pour des occidentaux, persuadés que l’infériorité intellectuelle était congénitale, qu’elle transparaissait par des “aberrations” morphologiques et qu’elle se lisait à travers des dysharmonies anatomiques, ces êtres, perçus comme physiquement grossiers, ne pouvaient qu’avoir “l’âme lourde et passive”, être “moins malins, plus simples”. “Plus trapus et plus courts”, ils ne pouvaient également qu’être impressionnés (“en état de sujétion”) par les Tutsi, ces êtres majestueux et prestigieux qui en imposaient moralement par leur haute mine, leur gigantesque stature, ou encore leur seule prestance. Dans ce tissu d’affabulations historico-ethnographiques, les Tutsi faisaient figure de héros, ils appartenaient à une race magnifique qui avait assujéti, par son ascendant fascinateur, une race moindre (selon deux formules du Chamoine de Lacger). A ces Africains supérieurs on trouva d’ailleurs l’air intelligent et des anthropologues allemands les pensèrent volontiers aryens (32) (tandis que d’autres leur attribuèrent une origine sémite (33), et en firent même les juifs du Rwanda...).


  Dans un ouvrage de 1978, qui assimilait les Tutsi à des Rois Mages, on pouvait encore lire que “les paysans furent toisés par une race de géants devant qui ils s’inclinèrent” (34). Une lecture médiévale de la société rwandaise les assimila à des serfs, dominés et astreints à travailler par les seigneurs tutsis(35) : “De véritables géants régnant sur un peuple de nègres quelconques” (J. Sasserat, 1948). Enfin, une fois placés dans cet état de subordination quasi génétique, les Hutu - ce “peuple de dos courbés”(36) -, seront affublés, de manière récurrente, d’un complexe d’infériorité!

Quant aux Twa (estimés à environ 1% de la population), ils furent, contre toute réalité, assimilés à une caste de nains,dissymétriques, contrefaits ou inachevés, et dénigrés comme tels. Cette perception dépréciative était guidée par la certitude qu’ “aux sources du Nil se trouvaient des pygmées qui vivaient dans des cavernes”, un mythe datant des écrits d’Aristote. Il fallait trouver des pygmées: les Twa, un peu plus petits, firent l’affaire. Par la suite, et après de plus “sérieuses” vérifications, ils se révélèrent ne pas avoir tout à fait le physique adéquat. Avec une taille moyenne de 1,59 mètre (mesurée par un anthropologue en 1907-1908), ils étaient à peine moins grands que les Européens à la même date. Mais, pour ne pas discréditer totalement les élucubrations des premiers experts, ils furent qualifiés de pygmoÏdes, et continuèrent à être traîtés comme une population dévouée et très attachante, mais sans grande importance. Leur présumée insignifiance morphologique et sociale et leur faiblesse numérique signèrent leur marginalisation (37).




  Ainsi les tenants d’une anthropologie dure (38) classèrent les habitants du Rwanda et du Burundi en trois groupes raciaux, puis ethniques, présentant des oppositions morphologiques, des variations de carnation et des traits de caractère contrastés permettant de les distinguer et d’expliquer leur organisation sociale (ou tout au moins celle que les Blancs s’étaient contentés de saisir). dans l’imagerie coloniale, le bas de l’échelle était occupé par le Twa, au teint le plus sombre, à la face quasi simiesque et au système pileux très développé (comme le notera un rapport administratif de 1925). Puis, venait le Hutu à qui avait été attribué le type du “Noir ordinaire” (39), travailleur de la terre, robuste et râblé, sociable et jovial. Enfin, dominant l’ensemble, “de la tête et des épaules”(40), le Tutsi, à la belle allure, au nez busqué, un presque Blanc, donc un chef-né, “destiné à régner”. (Sans oublier le Blanc colonisateur qui bien-sûr était hors-concours...).
Cette fable sur l’histoire pré-coloniale du Rwanda sera au final érigée en dogme. Elle deviendra, avec les inepties sur l’hétérogénéité et l’inégalité raciale, “
un teitmotiv des manuels spécialisés” (Jean-Pierre Chrétien), et constiuera l’histoire officielle du Rwanda traditionnel, celle enseignée aux élites occidentalisées, issues des nouvelles générations.

 

 


  Ainsi, les stéréotypes socio-biologiques
“Hamite-Tutsi-conquérant” (Josias Semujanga) et Bantu-Hutu, issus d’une typologie essentialiste caricaturale, serviront de prêt-à-penser-racial (Rony Brauman). Ils imprégneront, polariseront et alièneront progressivement les discours sociaux, politiques et religieux. Cette anthropologie simpliste instruira un quiproquo racial (Jean-Pierre Chrétien), en cristallisant “des consciences ethniques dans (un) pays sans ethnies dignes de ce nom”(41). Son rôle va être “déterminant dans la structuration d’un clivage ethnique” et va transformer “le sentiment d’appartenance à un groupe social en une logique d’affrontement ethnique voire racial” (42). Les ensembles hutu et tutsi vont devenir, de fait, des catégories politiques (Josias Semujanga), ou plus exactement bio-politiques, des classes sociales-ethniques (Claudine vidal).


L
e colonisateur accentuera cette
ornière raciale en légitimant et en renforçant administrativement, dans un premier temps, la domination d’ une aristocratie tutsie issue du sud du pays.


  En effet, les administrateurs (allemands, puis belges, après la première Guerre mondiale), suivis par les missionnaires catholiques, vont stratégiquement s’appuyer sur ces “nouveaux” Tutsi, afin de mener une politique pragmatique de colonisation et d’évangélisation “par le haut”. Diverses réformes, notamment la loi Mortehan de 1926, vont renforcer les pouvoirs des chefs tutsis, tandis que les chefs coutumiers hutus seront progressivement destitués. Certains nobles tutsis devinrent les exécutants zélés d’un pouvoir colonial peu visible, mais hyper-dirigiste, auquel ils furent assimilés (43).. Les Tutsi, dans leur ensemble, seront tenus pour responsables des méfaits de l’emprise coloniale et des exactions commises par une élite de parvenus. Dès les années trente, cette stratification des rôles, cette
bio-sociologie d’appartheid (Jean-Pierre Chrétien), va être renforçée par la mise en place d’une “sélection ethnique des élites”. A l’initiative des Européens, les écoles et les universités vont recruter et former, en priorité, les Tutsi, qui constitueront les futurs cadres administratifs et techniques du Rwanda moderne.
Par ailleurs, les nouvelles générations prirent l’habitude de se définir et de se reconnaitre comme hutus, tutsis ou twas, elles s’approprièrent progressivement
“le modèle ethnologique colonial”. Les (aristocrates) Tutsi, tout d’abord, puisqu’ils en retiraient des avantages, revendiquèrent leurs soi-disant origines égyptiennes, éthiopiennes ou encore caucasiennes. Les chefs, persuadés d’ appartenir à une race de conquérants venus d’Abyssinie, se détachèrent de leur culture traditionnelle. Par une sorte de “mimétisme offensif”, ils collèrent à la peau de l’ascendance qui leur avait été trouvée : certains “adoptèrent coiffures, barbes et vêtements qui les faisaient ressembler à leurs mythiques ancêtres” (44). Chez les filles, rapporte Jean-Pierre Chrétien, triomphèrent les coiffures en hauteur, faisant des princesses rwandaises autant de Nefertiti. Un sentiment de supériorité se développait dans l’aristocratie tutsie, désormais persuadée de sa noblesse originelle. Une tenace rancoeur prendra corps chez les Hutu conscients des spoliations subies. Elle deviendra vengeance, lorsque les préférences des colonisateurs et des missionnaires basculeront, lorsque les masses hutues seront reconnues, au détriment de la minorité tutsie, dans une volte-face opportuniste aux conséquences sanglantes.

 

 


LE RWANDA AUX HUTUS !


  Vers la fin des années cinquante, les autorités vont subitement lâcher les élites tutsies tentées par l’indépendance, la décolonisation et la laÏcité. Les clans au pouvoir commençaient, en effet, à contester l’autorité de l’église et de l’administration belge. Ces velléités émancipatrices ne furent guèrent appréciées par leurs anciens protecteurs, qui se découvrirent subitement
“une âme de républicains”. Dans la rhétorique marxisante qu’ils utilisent pour réinterpréter et récupérer cette revendication nationaliste, les Hutu deviennent des braves, des révolutionnaires, une masse écrasée trop longtemps opprimée et exploitée par le tutsi. Cet ingrat est maintenant “considéré comme la pire espèce : le nègre intelligent donc prétentieux, qui ne reste pas à sa place, qui ose défier le maître.” Il devient un danger potentiel, “jugé plus malin, plus dégourdi”, mais aussi plus fourbe. Sous l’apparence européenne, sous la présentation soignée, se cache à présent un dangereux communiste, un bolchevik, un khmer noir (45) ! (Les juifs avaient été accusés, eux aussi, dans les années vingt, de répandre en Europe les doctrines du bolchevisme...). Les “stéréotypes dela première période sont (ainsi) inversés” (46), les tutsi sont disqualifiés, méprisés, alors que les Hutu “accèdent à des qualifiants appréciatifs”, d’autant qu’ils sont considérés comme des ouailles moins rétives à l’évangélisation. Dans ce jeu de dupes, “le colon belge devient le défenseur du Hutu contre le colonialisme tutsi”(47).

  Cette défiance à l’égard des Tutsi n’est pourtant pas nouvelle, elle trouve seulement l’opportunité de se manifester et de se radicaliser. La position morphologiquement dominante de ces
“grands gaillards” importunait déjà beaucoup certains des premiers observateurs. En 1916, Hans Meyer mettait ainsi en garde contre l’idéalisation naïve des “premières descriptions”. Une fois dépassées les premières (bonnes) impressions, le tutsi apparaîtrait, selon lui, imbu de sa personne, arrogant, hautain, jaugeant de toute sa hauteur des colonisateurs dont il se rit. C’est un lâche qui “se prend, lui et sa race, pour le couronnement de la création, le parangon de toute intelligence et de l’habileté politique. (...) Certes, il craint l’ Européen (...) mais dans le fond, il le prend pour un imbécile. (...) En tant que voyageur, il faut commencer par s’habituer à se faire examiner de haut en bas avec un sourire méprisant par la plupart des Batussi”.(48)

  En 1992, deux ans avant le génocide, les Tutsi seront toujours présentés comme
“ceux qui croient qu’ils sont plus intelligents que les autres”, et ce soi-disant complexe de supériorité (qui leur colle à la stature) sera posé comme la principale cause de mésentente avec les Hutu (49). Les Tutsi seraient, quelque part, responsables de leurs déboires. On retrouve encore cette explication frauduleuse et machiavélique, en 1998, sous la plume d’un Roland Hureaux qui pointe sur les victimes du génocide un doigt accusateur: “Avant de juger, écrit-il, ceux qui n’ont jamais vécu dans cette région doivent mesurer la séduction exceptionnelle qu’exerce sur les Européens ce groupe d’hommes, auxquels s’appliquent plus qu’à quiconque les qualificatifs de “sûrs d’eux-mêmes et dominateurs”, éveillés, curieux de l’étranger, qui surent être tour à tour des serviteurs stylés, des élèves brillants, des soldats disciplinés et des politiciens retors.” Les Tutsi (et plus particulièrement l’aristocratie tutsie) ne seraient finalement que de froids comploteurs (de “remarquables manipulateurs”), de zélés lèche-bottes, sachant s’acoquiner avec les détenteurs du pouvoir, mais “n’éprouvant aucun respect de principe pour les Blancs”(50).

  Comme dans nombre d’argumentations révisionnistes, le déclenchement du génocide serait finalement imputable aux victimes elles-mêmes, ou à leurs compatriotes expatriés, en l’occurence ici, les Tutsi de l’extérieur (le FPR), dont l’attitude belliqueuse expliquerait le
durcissement du régime en place à l’égard des “Tutsi demeurés au pays”, poussant l’aile extrémiste hutu à prendre “la décision folle de massacrer tous les Tutsi du Rwanda”! En fin de compte le génocide aurait été, en quelque sorte, le prix payé pour qu’une “minorité tutsie écartée du pouvoir” le reprenne “par la force”. A la fin de son article, Roland Hureaux dépeint le Rwanda comme actuellement dirigé par une caste composée “pour l’essentiel des Tutsi émigrés”, qui du fait de sa position numériquement très minoritaire (air connu) se maintiendrait au pouvoir par la terreur (infligée, bien-sûr à des Hutu “moins évolués, certes, mais beaucoup plus nombreux” - autre air rebattu!). Retour en quelque sorte, pour ce mauvais augure, à la case d’avant, avec une tutsiisation totalitaire et oppressive du pouvoir portant les germes d’un (inéluctable?) second génocide. L’auteur se veut, en effet, prémonitoire lorsqu’il pointe les prémices d’ “une réaction bantoue”, qui annoncerait “un prochain retour de bâton !”(51) Certes le mot machette n’est pas utilisé, mais il vient immédiatement à la pensée!

   Peu à peu, une “contre-élite hutue” construisait son identité en s’opposant ouvertement à la domination des Tutsi, perçus comme les colonisateurs du Rwanda. Ceux-ci vont être regardés comme des étrangers dans leur propre pays, des usurpateurs, par ceux qui se considèrent comme les vrais rwandais, les habitants légitimes et qui reprennent à leur compte le mythe des origines hamites des Tutsi. Dans les années qui précèdent le génocide, les Tutsi seront désignés comme constituant “une ethnie à part, en fait comme une race étrangère “non bantoue”"(52). Et, lorsque celui-ci sera enclenché, leurs cadavres seront jetés par milliers dans la Kagera et le Nyabarongo, deux rivières alimentant le Nil, présentées comme un raccourci, le plus court chemin, pour les renvoyer définitivement chez eux, en Ethiopie! (Ce déversement provoquera d’ailleurs une sérieuse pollution du lac Victoria, d’où 40 000 corps seront retirés).





   Dans cette nouvelle donne, le peuple est défini ethniquement et quantitativement, il est incarné par la masse majoritaire: l’ethnie hutue. les leaders politiques vont faire de la question des inégalités sociales un problème avant tout racial, en faisant “l’amalgame entre les anciens chefs tutsis et les autres Tutsi”, ceux que les Européens, àla suite des Pères Blancs, nommaient les petits Tutsi ou encore les Tutsi pauvres, dont des centaines de milliers “avaient souffert autant que les Hutu du joug des membres de leur catégorie identitaire” (53). Les Tutsi sont mis dans le même sac ethnique, et perçus comme d’incurables féodaux, des intellectuels, des fainéants (comprendre qui dédaignent travailler de leurs mains) qui exploitent de bons paysans hutus. Cette présentation caricaturale sert d’ailleurs toujours d’argument aux leaders de la suprématie hutue. dans une interview donnée à l’International Herald Tribune, François Karera, l’ancien préfet de Kigali (installé au ZaÏre), justifiera le génocide en

 

invoquant le caractère vicié des Tutsi (“mauvais à l’origine”), avant de stigmatiserleur soi-déficience constitutionnelle: “Physiquement, ils sont faibles - regardez leurs bras et leurs jambes. les Tutsi ne peuvent pas travailler, ils sont trop faibles, ils peuvent juste commander, et les autres travaillent.”(54). Les raciologues nazis ne dénonçaient-ils pas eux aussi l’impéritie des juifs, dotés d’une constitution débile, d’une claudication handicapante qui les écartaient de leurs devoirs militaires (55) et en faisaient nécessairement des profiteurs, des nuisibles ? Déprécier l’autre en lui attribuant des tares physiques (culturelles ou congénitales), tout en le disant caractériellement assujetti à ces déficiences corporelles, c’est le désigner comme un irrécupérable parasite.


  La stigmatisation des Tutsi va déboucher en 1959 sur une dite Révolution sociale. La République rwandaise deviendra une République hutue, une démocratie ethnique (fondée sur la loi de la majorité raciale) qui rejettera l’ethnie tutsie minoritaire, considérée comme immigrée. Cette révolution raciale (Jean-Paul Gouteux), effectuée “sous contrôle belge” (Gérard Prunier), se soldera par le massacre de 20 000 civils tutsis (le 1er novembre 1959 est entré dans l’histoire sous le nom de la Toussaint rwandaise) et l’exil de milliers d’entre eux vers les pays limitrophes. Un crime perpétré avec la complicité de l’Etat belge et totalement couvert par l’Eglise catholique qui s’absteint de le condamner. Cette impunité ancra “l’idée, chez les intellectuels hutus des générations suivantes, du bien-fondé des violences ethniques et de leur légitimité” (56). Les Tutsi qui décidèrent de ne pas quitter leur pays seront considérés et explicitement désignés comme un ennemi intérieur par une petite bourgeoisie diplômée et arriviste, désireuse de s’installer au pouvoir.Ils serviront désormais d’otages, subissant de véritables représailles à chaque tentative militaire que feront les exilés pour rentrer “au pays”, à partir du Burundi ou de l’Ouganda. Ces Tutsi vont vivre “dans des conditions de citoyens de seconde zone” (57), avec des possibilités d’accéder à la fonction publique, à l’armée, ou aux études supérieures très limitées. A tel point que l’on peut parler d’un “véritable régime d’apartheid” (58). La préférence ethnique se traduisit par l’institutionnalisation d’une démocratie des quotas, basée sur la règle des 10% : “Un chef d’entreprise ayant moins de dix salariés ne peut désormais embaucher qu’un seul Tutsi. Dans l’armée, seuls les Hutu sont admis, et encore, à condition qu’ils n’épousent pas une femme tutsie.” (59). En 1973, les établissements d’enseignement et les administrations furent violemment purgées de tous les Tutsi. Ce “génocide des intellectuels” (organisé sous couvert de l’Etat et rebaptisé Révolution culturelle) fut dirigé dans les écoles et sur les lieux de travail par des Comités de salut public qui identifiaient et signalaient les éléments à faire déguerpir.

  Dans l’idéologie hutuiste, les Rwandais tutsis deviennent des
espions, des collaborateurs, des amis de l’ennemi (le FPR et les Tutsi de l’extérieur) dont il est préventivement urgent de se débarrasser. “Ils devaient être éliminés pour qu’ils ne nous trahissent pas”, déclara Phocas Nikwigize, évêque catholique de Ruhengeri (60). Car, tout comme le comploteur juif, le Tutsi est accusé de vouloir se dissimuler dans la masse, au milieu de nous, de cacher son origine, voire de prendre une fausse identité. Aussi, la propagande anti-Tutsi met-elle en garde contre les “Tutsi qui se font passer pour des Hutu”. Il s’agit de découvrir ces troqueurs d’ethnies (expression utilisée dès 1973). Cett clarification ethnique (Jean-Pierre Chrétien), cette mise à jour de l’appartenance ethnique, est présentée comme une urgence vitale, car si les Tutsi ont pris “la détestable habitude (de) changer d’ethnie”, c’est pour mieux nous “exterminer”. Des recherches généalogiques, des enquêtes familiales ont été envisagées pour détecter les usurpateurs et mettre fin à cette “tromperie raciale”. Selon un rédacteur de Kangura, il importait de confondre les hommes au “cou plus long que le nez” (61). Ce qui est demandé c’est une honnêteté, une authenticité ethnique, que chacun corresponde une fois pour toutes à l’appartenance ethnique qui lui a été assignée à sa naissance! Pour éviter toute confusion, pour que “les deux camps soient nettement identifiés et reconnus”, les tenants de la transparence ethnique (dont faisaient partie les militaires francais) s’opposèrent toujours à la suppression de l’indication ethnique des cartes d’identité. Ce qui insupporte les idéologues racistes, c’est le mélange, l’entre-deux, l’indécis (les Hutu métissés, parfois surnommés Hutsi, furent eux aussi visés par ceux qui revendiquaient l’entière suprématie des Hutu “pur sang”).

  Pris par le virus des origines, les Hutu les plus radicaux en sont ainsi venus à se considérer et à se définir comme des Rwandais de souche, et ont porté à son paroxysme un ethno-nationalisme62. une “solidarité ethnique” avait pris corps, elle se muera en haine raciale, lorsqu’une minorité d’activistes d’un régime aux abois “cherchera son salut dans l’exaltation de la race hutue (...) et dans la diabolisation de la race tutsie”63, devenue bouc émissaire.


Un corps infernalisé

 

“Ces gens sont des Antéchrist,
c’est une race de gens très mauvais.
Je ne sais pas comment Dieu va nous
aider à les exterminer...
Cette race est bizarre.
Mais continuons à les exterminer,
pour que nos petits-enfants n’entendent
plus parler d’inkotanyi”

Kantano Habimana, RTML, 2 juillet 1994


  Pour que
“les milieux populaires, c’est-à-dire la paysannerie”, jusque-là non gagnés par ce racisme ethnique (64) deviennent les principaux acteurs du génocide, pour qu’une population fortement christianisée, que des représentant-e-s de Dieu (des religieuses, des prêtres) enfreignent avec ardeur le 5ème Commandement, il a fallu que les Tutsi incarnent le Mal absolu, que leur corps soit infernalisé (65). Pour terrifier les populations des campagnes, la propagande ne décrivait-elle pas les combattants du Front Patriotique Rwandais “comme des diables venus d’un autre univers, ornés de cornes, de queues et d’oreilles pointues” (66) ? Les Tutsi furent également présentés, par les médias extrémistes, comme des vampires: des êtres sanguinaires, assoiffés de sang et de pouvoir. Ou encore, comme des cannibales, démembrant et dépeçant les cadavres des Hutu, pour se nourrir de leurs entrailles. L’animatrice radio Valérie Bemeriki donnait de ces pratiques anthropophagiques une description digne d’un film gore: “Ils tuent cruellement l’homme... ils le tuent en le disséquant... en extrayant de son corps certains organes... en lui prenant par exemple le coeur, le foie, l’estomac... (...) et tous ces organes qu’ils retirent, qu’en font-ils... c’est donc qu’ils mangent les hommes... (...) tellement que nos espoirs de retrouver les dépouilles de ces hommes demeurent minces...” (67).


  Le 3 juin 1994, elle attisait encore les inimitiés, en accusant les cancrelats tutsis de se livrer sur les corps de leurs victimes à des actes de pure barbarie, des sacrilèges macabres: “On nous a rapporté comment ils prenaient des femmes enceintes, les assomaient avec un gourdin, et leur ouvraient le ventre pour en extraire le foetus, lequel foetus était à son tour déposé à terre puis tué après lui-même avoir eu le ventre ouvert”. Pour guérir de cette cruauté qualifiée d’irréversible, elle revenait sur la nécessité de “leur totale extermination, leur mise à mort à tous, leur totale extinction...” (68). Ainsi, la harangue génocidaire insistait sur la nécessité de tuer pour ne pas être tué, de tuer en quelque sorte préventivement, pour se protéger, se prémunir d’un adversaire terrifiant.

 

  L’éradication des Tutsi était présentée comme une violence de légitime défense, l’anticipation sur une agression contre son propre groupe d’appartenance. Il s’agit de prendre les devants, de frapper les premiers, pour anticiper sur les exactions supposées à venir. “Sachez que celui à qui vous n’avez pas encore tranché la tête, c’est lui qui vous tranchera la vôtre”, avait mis en garde Léon Mugesera, proche conseiller du président Habyarimana (discours du 22 novembre 1992). En vertu d’une cohésion ethnique quasi-réflexe, les Tutsi de l’intérieur (ceux restés au Rwanda), e pouvaient être que des infiltrés, des amis de l’ennemi : les Tutsi de l’extérieur, ces expatriés, dont le désir de retourner au Rwanda ne pouvait être, lui, que guidé par celui, plus profond, de prendre leur revanche, de redevenir les Maîtres en réinstallant “leur régime féodo-monarchique”. La minorité tutsie fut présentée comme machiavélique, agressive et cultivant des ambitions nazies : “Ethnie qui se considère supérieure, sur le modèle de la race aryenne et qui a pour emblème la croix gammée de Hitler” (69) . A la veille du génocide, Kangura (littéralement “Réveille-le !”), le journal des extrémistes hutus, accusera les Tutsi de “nourrir des rêves néo-nazis”, d’avoir des croix gammées tatouées sur le corps et dénoncera leur fanatisme nazi. “L’ethnie tutsie mène partout dans le monde une politique calquée sur le mythe aryen”70, écrivit encore un correspondant de cet “organe central du génocide” (selon la formule de Jean-François Dupaquier). Une vision à laquelle adhérait pleinement l’ancien ministre de la Coopération, Bernard Debré, qui en 1998, désignait encore les Tutsi comme des nazis avant l’heure.

LA THESE DU TUTSI CONTAMINE : LA NOCIVITE DE L’ AUTRE

“C’est à partir de cette croyance commune sur la nocivité
de l’autre que se construit le seuil d’acceptabilité de son
exclusion et, finalement, de son extermination.”

Josias Semujanga,
Récits fondateurs du drame rwandais, 1998


  Dans ce pays exigu, que l’anthropologue Luc de Heusch présente comme dévoré par le sida (71), “l’ethnie tusie” fut, par ailleurs, explicitement désignée comme infectée par le virus du sida, et accusée de favoriser la propagation de l’épidémie au reste de la population, c’est-à-dire à “l’ethnie hutue”. Ainsi, en juillet 1993 (quelques mois avant que ne s’enclenche la machine exterminatrice), Les cahiers d’Outre-mer (revue au comité scientifique pourtant bigrement impressionnant) publiaient l’article d’un universitaire français, Jean-François Gotanègre, qui assénait, sans la moindre précaution épistémologique que, “si toute la population (du Rwanda) devait être frappée par l’épidémie (du sida) , le carré du coefficient de corrélation mettrait en évidence le fait que 76% des cas de V.I.H. et de SIDA appartiendraient au groupe ethnique tutsi”. Ce maître de conférences (Université Paul-Valéry, Montpellier) prêtait à cette minorité des pratiques sexuelles habituellement stigmatisées, et faisait des femmes Tutsi les porteuses et les relais inter-ethniques de l’infection : “Les échanges de partenaires (Guhanga ingo), écrivait-il, sont monnaie courante entre couples et amis appartenant à ce groupe. Ils pratiquent aussi fréquemment l’homosexualité. Par ailleurs, de par leur beauté, les femmes tutsies sont recherchées comme maîtresse occasionnelles ou appointées par des hommes appartenant à d’autres groupes” (72).


L’association sida-Tutsi permet de désigner une
“catégorie à risque”, ou plutôt une ethnie à risque (ce paragraphe accusateur était abruptement intitulé : “L’ethnie tutsi favorisante” !), largement séropositive et vecteur d’hécatombe : “A ce rythme, toute la population rwandaise actuelle pourrait être infectée dans 11 ans !”, prédisait ce vaticinateur (73). D’ici à penser que, pour éviter que le sida ne se propage à la vitesse des cavaliers de l’Apocalypse, des mesures radicales devaient être prises contre une “ethnie” contaminée et jugée fautive par un soi-disant style de vie... En 1991, Kangura accusait de son coté les Tutsi d’être “profondément atteint par le virus du SIDA” et, en 1993 (dans son n° 47), elle mettait en garde contre un retour des Tutsi à des postes de pouvoir qui leur permettraient de cibler leurs vitimes : “Hutu, vous tous, préparez-vous à être soignés par des cafards qui ne font pas attention aux aiguilles pleines de sida”.
Trois après le génocide, le père André Sibomana (dont le magazine
Golias a dénoncé les collusions idéologiques et politiques avec les tenants de l’ethnisme(74)), continuait, lui aussi, à prêter aux Tutsi des comportements sexuels dépravés et immoraux. Il distinguait ainsi très nettement le rapport au sexe des trois “ethnies” : “La pudeur sexuelle, écrivait-il, est différente entre ces trois ethnies. La sexualité des Twa répond à des règles spécifiques. Les Hutu sont réputés très pudiques. En revanche, il est de notoriété publique que les Tutsi ont pratiqué l’inceste et l’adultère.”(75)
On retrouve, dans ces incriminations fort proches de la diatribe, tous les clichés et oripeaux idéologiques dont les antisémites avaient affublés les juifs et qui avaient catalysé l’hostilité sur un corps
pollué et polluant, corps vérolé, corps criminel, corps à détruire. Dans la mentalité de la fin du 19ème siècle, les juifs ne furent-ils pas eux aussi, étroitement associés aux maladies sexuellement transmissibles, et tout particulièrement à la syphilis !(76) La belle Juive était devenue une femme fatale, un objet de désir surérotisé (77), une “Salomé frappée de maladie, séductrice et destructrice” (78), se prostituant à l’occasion pour l’attrait du gain. Dans l’articulation du discours tutsiphobe, la belle Tutsi est l’objet des mêmes attaques, “un lieu de cristallisation de l’intégrisme Hutu” (Josias Semujanga). Elle est le point nodal de toute une fantasmagorie érotico-rocambolesque : fantasmée comme un appât sexuel, une plante vénéneuse, mettant son corps au service de son ethnie.

Des cuisses à damner un Hutu

 


Les Tutsi prêcheraient la débauche, la dissolution des moeurs, l’adultère, l’échangisme par intérêt ethnique. Selon des rumeurs sciemment répandues, les Tutsi,
pour les besoins de la cause, n’hésiteraient ni à donner leurs filles aux blancs (79), ni à offrir leurs femmes à quelques personnalités politiques (80) pour les corrompre. Les maris sont décris comme des proxénètes, rentabilisant la beauté angélique de leurs épouses, en les faisant travailler à des fins politiques. Les femmes de l’ennemi sont présentées comme un atout permettant d’acheter et de compromettre sexuellement les militants hutus, de les détourner et de les transformer en traîtres ( 81). Elles ont été “décrites comme des prostituées-espionnes”, note Jean-Pierre Chrétien qui, pour défendre les intérêts de leur groupe, sont “vendues (...) aux hauts responsables hutus” (82). Ce matraquage idéologique s’enracine dans la thèse d’un complot tutsi. Certains médias dévoilent, par exemple, la soi-disant stratégie sexuelle, ourdie de longue date par les conspirateurs, pour nettoyer la haute société hutue: “Un plan de marier les femmes tutsies aux intellectuels bahutus potentiellement responsables de la gestion du pays a été mis en oeuvre, ce qui a permis de placer dès à l’avance des espions incontournables dans les milieux hutus les plus influents” (83).


Les envoûtantes Tutsi sont accusées d’aveugler leurs proies pour mieux leur soutirer les secrets du pays (84). Elles hypnotiseraient, ensorcelleraient les Hutu importants, au point de leur faire perdre la tête, et de les plonger dans une sorte d’ivresse définitive (85). Impossible, une fois happé par leurs charmes inégalables (dixit un libidineux? Père Blanc), d’échapper à ces sortes de mantes religieuses: “Aujourd’hui, il ya des Hutu qui n’ont pas encore pu se dégager des cuisses des femmes tutsies” (86). Considérées comme des armes intentionnellement utilisées contre les Hutu, elles seront qualifiées d’ ibizungerezi, littéralement celles qui donnent le tournis!
La même intention tactique prévaudrait en direction des coopérants. L’évèque catholique Phocas Nikwigize, notamment, accusait les Tutsi d’offrir
“leurs femmes aux Européens (afin) de rester ainsi en alliance durable avec eux” (87). Les mariages avec les Belges étaient supposés renforcer les amitiés très anciennes entre les deux communautés, “de sorte que leur attitude partisane ne devrait étonner personne” (88). Sur ce thème, la presse raciste est délibérément obscène.


Au travers de dessins pornographiques, les Tutsi sont assimilés à des garces, s’offrant aux militaires, et plus particulièrement à leurs supérieurs (en l’occurence, ici, le général canadien Roméo Dallaire - voir reproduction ci-contre). Comme le dit en substance une caricature, représentant une partouse avec des casques bleus de la Mission des Nations unies d’assistance au Rwanda: ces femmes utilisent la force du sexe!


D’autre part, la belle Tutsi était devenue un objet sexuel envié, mais frappé d’un tabou ethnique: l’épouser, la prendre comme concubine, comme secrétaire, en faisant sa protégée, c’était automatiquement passer pour un traître. Son corps était d’autant plus attractif et hallucinatoire qu’il était totalement défendu (les règlements interdisaient aux soldats et aux gendarmes d’épouser des Tutsi, tout comme les nazis refusaient aux officiers de la Wehrmacht d’épouser des Juives).

Lors de son premier séjour au Rwanda, en 1967, Claudine Vidal avait été tout particulièrement interpelée par ces sentiments ambivalents et paradoxaux, oscillant entre le désir et la haine. Dans son étude sociologique des passions ethniques, elle notait la prégnance, dans les imaginaires, des canons de la beauté tutsie, et la persistance de la conviction qu’elles étaient les plus élégantes et les mieux éduquées. Lorsqu’elle était au pouvoir, l’aristocratie tutsie aurait élaboré une mode (coiffures et vêtements) la distinguant des Hutu, la démarche même des femmes tutsies en aurait été modifiée. Cette esthétique “passait pour le raffinement même (et) inspirait des sentiments intenses( 89). Dès lors, si les élites hutues “concevaient de la jalousie” à l’égard de leurs homologues tutsis, ces “beaux parleurs” qui “avaient l’art d’aborder” et de séduire les Européens, les frustrations et les complexes “se focalisaient encore plus vivement autour des jeunes filles tutsies ; elles passaient pour les plus jolies, les plus désirables, comme si elles portaient encore sur elles un quelque chose de “l’ancien régime” qui les distinguait et comme si leur possession devait signifier la revanche ultime des Hutu. Or on les disait fières, dédaigneuses envers leurs soupirants hutus. Elles faisaient l’objet de discours particulièrement violents, inspiraient des fantasmes de revanche, et les plus radicaux critiquaient rudement les députés et les autorités qui avaient épousé des femmes tutsies.”(90)

 


Cette “mauvaise” réputation autorisera toutes les exactions à leur encontre. En 1983, les compagnes tutsies des coopérants seront arrêtées pour
libertinage et vagabondage sexuel. Accusées d’entretenir des relations avec des étrangers, elles seront considérées comme des prostituées et envoyées crâne rasé dans des centres de rééducation (91). Cette affaire fut réduite à l’anecdote par les responsables français, rappelle Thérèse Pujolle, qui constate que ces arrestations mettaient “à vif la haine ethnique de frustration” (92).

Au cours du génocide, les femmes et les jeunes filles tutsies furent systématiquement violées avant d’être mise à mort (93). Dans plusieurs cas, elles furent emmenées et séquestrées par les génocidaires qui en firent leurs
esclaves sexuelles. Les exécuteurs s’en emparèrent comme s’il s’agissait de meuble à dérober. Elles faisaient partie des bénéfices du génocide, en étaient la récompense.

Viols, séquestrations et mariages forcés n’ont pas été seulement commis par des inconnus mais par des personnes que les victimes côtoyaient régulièrement : voisins, professeurs, et
“même certains prêtre de leur localité” (94). Il semble bien que cette acte d’appropriation d’un corps ait fonctionné comme une revanche sur des femmes fantasmées d’une inabordable beauté. Jean-Paul Sartre observait déjà que l’expression Belle Juive avait “comme un fumet de viol et de massacres” (95).
 



Selon un témoignage rapporté par African Rights, pour punir et avilir les femmes tutsies, accusées de n’avoir
“aucun respect pour les hommes hutus”, des miliciens les obligèrent à choisir entre se marier avec un des leurs ou mourir cruellement. “Ensuite, ils allaient chercher les vagabonds les plus répugnants, remplis de poux et de dieu sait quoi d’autre. Ils cherchaient le genre d’homme qui a le moins de chances de trouver une femme dans des conditions normales. (...) Mais la peur d’être tuées était si forte que les femmes suppliaient ces hommes de les emmener.(96) La même volonté de bafouer cette “dictature” de la beauté guidait ces miliciens qui gardaient à disposition leur “butin sexuel”, et déclaraient : “Nous profitons de ces Tutsi qui sont jolies pour faire nos actes (...) Même si elles sont jolies, nous les défiguront avec nos actes.” (97) Cette volonté d’enlaidissement de la femme de l’ennemi était déjà exposée par un antisémite viscéral comme Georges Montandon. À la fin des années trente, l’auteur de Comment reconnaître le Juif ? et de L’Ethnie française proposait de fusiller (“d’un coup de pince coupante ou d’un coup de dent”) l’extrémité nasale des juives de moins de quarante ans pour les défigurer à jamais. “Car il n’est rien qui enlaidisse davantage que l’ablation de l’extrémité du nez”. Cet éminent professeur, membre de l’École d’anthropologie, considérait cette “circoncision de l’appendice nasal “ comme “une modalité élégante de faire se terrer les jolies Juives” et de leur enlever automatiquement la possibilité de “remonter sur les tréteaux” ! (98)
Les femmes hutues semblent avoir développé un puissant ressentiment à l’égard de ces inaccessibles rivales. Ceci explique peut-être pourquoi elles furent si nombreuses à diriger et à encourager les hommes à commettre les pires forfaits. Certaines se sont distinguées
“par leur extraordinaire cruauté”, se montrant (99). À tel point que le 13 mai, sur les ondes de RTLM, Kantano Habimana demandait aux plus farouches de calmer leurs ardeurs destructrices, afin de cesser de donner “une mauvaise image” du pays à l’étranger. “Dans les quartiers, précisait-il, la femme laide claironne, paie un verre à tous les hommes pour exterminer toues les jolies femmes afin qu’elle reste désormais la plus belle du quartier !” Un regard dépréciatif, une mésestime que semblent avoir bien intégré les animateurs du génocide qui, pour accueillir au mieux les troupes françaises de l’opération Turquoise, inviteront les filles Hutu à se laver et à mettre une belle robe, concluant par ce cynique constat : “Toutes les filles Tutsi sont mortes, vous avez vos chances” ( 100).

 

 


À QUI PROFITE L’ETHNISME ?



En plaquant une
“grille d’interprétation biaisée, marquée par le racisme ambiant du début du siècle”, les colons ont fait exploser “l’unité de la population rwandaise” (101). Ils ont délimité deux architectures corporelles, fabriqué deux fictions de corps antithétiques, leur facilitant la lecture des rapports socio-économiques et leur permettant de contrôler politiquement le Rwanda. Une figure positive, flatteuse et héroÏque fut opposée à une figure repoussoir : en amont, le corps gracile des Tutsi, reflet d’une souche aristocratique, en contrebas (pourrait-on dire), le corps épais des Hutu, symbole rédhibitoire d’un retard sur l’échelle de l’évolution. Des différences physiques (culturelles, imaginées et/ou fantasmées), devinrent emblématiques et politiquement opérantes, puisqu’elles permirent de fonder en nature la domination d’une minorité supposée racialement plus évoluée. Ces visions ont structuré un antagonisme racial entre les longs Nilotes et les courts Bantous (ou encore entre des leptosomes et des pycniques 102), clivant les catégories Hutu et Tutsi sur la base de pseudo-données ethno-morphologiques et d’une caractérologie héritée de la physiognomonie du 19ème siècle. L’ethnique et le social devenaient indissociables, impensables l’un sans l’autre. En 1997, une lettre adressée à Jean-Paul II par “un groupe de fidèles “bantous” , pour dénoncer une soi-disant mainmise des nilohamites sur l’Episcopat de la région des Grands Lacs, reprenait tout naturellement dans sa conclusion cette représentation dichotomique et raciale de la société : “Si donc vous aimez réellement les Africains, y compris ceux au nez écrasé, aux lèvres épaisses et à la couleur d’ébène, vous voudrez bien, Sainteté, arrêter le génocide (sic) religieux en cours, en nous donnant les Pasteurs “selon le coeur de Dieu” et non plus d’après “la taille et la longueur du nez”. “ (103)

Les élites des deux “ethnies” mise en concurrence ont appris à construire leurs représentationsà partir de ces clichés raciaux, elles ont souvent pris pour argent comptant ces “portraits contrastés d’idéal-types physiques et moraux mêlant biologie, esthétique et caractérologie de bazar” (104). Les élites tutsies y ont puisé une “vanité élitiste”, l’assurance d’appartenir à la lignée de ceux qui “n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres”, de ceux qui bénéficient d’un physique jugé superbe et dont “la finesse (des) traits (est) imprégnée d’une expression intelligente” (105). Les Hutu, morphologiquement dépréciés et socialement déconsidérés (par les blancs, puis par l’aristocratie tutsie), ont appris à maudire ces nègres aristocratiques (comme les appelaient les premiers explorateurs), à détester ces non-bantou, paraissant si sûrs de leur position surplombante.

Ces deux portraits archétypiques permettaient aux Rwandais de se positionner métaphoriquement sur un échiquier anato-politique. Un processus constant de classement/déclassement mutuel traversait la (haute) société rwandaise. Selon Benjamin Sehene, ce mécanisme de repérage s’organi sait autour de l’aspect physique: “véritable badge d’appartenance raciale”. Lui-même, lorsqu’il était jeune réfugié tutsi en Ouganda, avait fait fonctionner et subi ce piège ethnique: “A la maison, explique-t-il, nous appelions (nos voisins ougandais) les “Hutus” à cause de leur physique trapu et de leur nez écrasé. En classe, notre grande taille était souvent le sujet de plaisanteries désobligeantes, une forme latente d’antagonisme ethnique.” (106)

Ces clichés se sont sédimentés, ils se sont pétrifiés, tout en fixant les haines sur le corps de l’autre. Le “théâtre” de la violence génocidaire rend compte de cet ancrage corporel, viscéral, de l’ethnisme. En effet, la manière de torturer, de mettre à mort, se nourrit des imaginaires et fantasmes qui organisent la perception du corps de l’ennemi. “La violence ne va que mettre en scène cet imaginaire, sur les cadavres.” (107) Au Rwanda, les corps des victimes ont été saccagés (comme y engageait d’ailleurs un animateur radio le 13 avril 1994). La violence libérée fut qualifiée d’horreur absolue. Les rares observateurs ont souligné “la cruauté inouÏe des supplices infligés” (108). Comme si ceux à qui avait été inculqué la honte de leur corps, ceux à qui l’on avait appris à associer une représentation dévalorisée avec une infériorité sociale, décidaient de supprimer définitivement toute concurrence, “d’arranger” le portrait de ceux et celles dont le physique avait été tant apprécié par les Blancs. Ce corps qui leur avait permis de s’élever, de fonder leur supériorité aux yeux des colonisateurs, de faire en quelque sorte la différence, était devenu l’objet d’un rejet. Si les machettes, ces “armes à utiliser pour vaincre définitivement” (Kangura, n°26), se sont appliqués à mutiler, à démembrer, à débiter les corps, à les “couper en petits morceaux”, comme s’en réjouissait Valérie Bemeriki sur RTML (109), n’était-ce pas pour raccourcir ces corps ayant trop longuement profité de leur envergure? Les ramener à la portion congrue? Les bourreaux ne sont-ils pas allés “parfois jusqu’à couper successivement les doigts, la main, les bras, les jambes avant de trancher la tête ou de fendre le crâne” (110)? Selon Philip Gourevitch (journaliste au New Yorker), amputer des mains et des pieds “était l’un des supplices préférés infligés aux Tutsi pendant le génocide - pour ramener les grands “à une taille normale”, et les gens venaient en foule se moquer, rire et applaudir tandis que se contorsionnait la victime agonisante.” (111) Déjà, lors des massacres de 1959, qui accompagnèrent la “décolonisation”, les fleuves charriaient des cadavres de Tutsi qui selon les on-dit “avaient les jambes coupées, comme si l’on avait voulu conjurer la haute taille qui avaient fait d’eux pendant tant de siècles une race de seigneurs” (112).

L’utilisation de cette arme implique un rapprochement avec la victime, une proximité. “Le tueur travaille à la main et de près” (113), il peut apprécier l’ effet des coups portés, voir les corps se disloquer, se défigurer et perdre leur beauté, leur superbe. Différents témoignages mentionnent la castration systématique des hommes, l’ablation des seins chez les femmes. Peu avant que ne s’abattent les machettes et que les grenades ne fragmentent les corps, Kangura incitait les Hutu à prendre confiance en eux, à ne plus se déprécier: “Soyons contents d’être nés tels que nous sommes. Soyons fiers (...) du physique avec lequel nous sommes nés” (n°8, janvier 1991). Le discours identitaire hutu s’accompagnait de la réhabilitation d’un corps vécu comme dévalorisé, au détriment d’un corps perçu comme présomptueux, impertinent, et à passer à la machette.

Ainsi, au Rwanda, le destin de milliers d’individus a été scellé biologiquement. Dans les discours ethnistes, l’être n’est plus appréhendé au travers de son unicité, de son originalité, mais il est constamment rapporté à un groupe d’appartenance, à une race, à un ethnotype dont il partagerait (quasi héréditairement, ontologiquement) toutes les caractéristiques, négatives ou positives (“Tous les mêmes”). “L’individu est dépouillé de son individualité, pour se voir défini comme bourgeois, aryen, prolétaire, juif...”, tutsi, hutu ou twa. Dès lors, note Jean Baechler, celui qui adhère à cette réduction “abdique son individualité et son autonomie” pour se fondre dans une masse. Il se transforme en instrument du pouvoir et est “mûr pour tous les crimes suggérés par l’idéologie, par les dirigeants ou par les circonstances” (114). En tant que bras armé d’une idéocratie, ou d’une ethnocratie, comme au Rwanda, il oeuvrera à l’anéantissement de tous ceux qui sont identifiés comme membres du parti, de la race, ou de l’ethnie adverse, et qui méritent d’être supprimés en tant que tels. Tout Tutsi est de fait considéré comme un ennemi ethnique des Hutu, un ennemi irréductible. Dans cette perspective, aucune autre issue que l’extinction de l’ethnie conspiratrice: le grand nettoyage, la solution finale au problème ethnique (deux notions qui circulaient dans les milieux extrémistes depuis les années 90 avant de gagner progressivement les zones rurales).

Toutefois, si l’analyse des assises historiques de l’idéologie (ce que les Rwandais appellent
la logique) permet de saisir le climat moral, de comprendre les ressorts psychologiques de l’adhésion au crime de tant de gens devenus des tueurs organisés (115), il ne faudrait pas croire que le racisme ou l’ethnisme conduit fatalement à l’élimination de la fraction stigmatisée. Pour que l’idéologie du rejet (Georges Bensoussan) devienne macabrement efficace, qu’elle démultiplie le crime, disloque le lien social à une telle échelle, il a fallu qu’elle soit imposée par les forces politiques ayant autorité. Au Rwanda, Hutu, Tutsi étaient devenus “des concepts racistes manipulés politiquement” (116). L’appartenance ethnique était un alibi (117) qui permettait d’asseoir des souverainetés iniques et de conforter des mainmises économiques. A un racisme pro-tutsi (et anti-hutu), s’est substitué un racisme pro-hutu (et anti-tutsi); dans les deux cas, ce sont les élites au pouvoir (encouragées par les puissances coloniales) qui firent des passions ethniques leur fond de commerce politique, les convoquèrent et les ravivèrent pour sauvegarder leurs intérêts. Elles permettaient de restaurer une unité nationale fragilisée, en remobilisant “l’électorat captif du peuple majoritaire sur la base d’une sorte de clientélisme ethnique” (118). En périodes de difficultés économiques, le ressort ethnique (Claudine Vidal) jouera à plein, réactualisant les logiques de l’ethnisme. C’est ainsi que dans les années précédant le génocide, l’amélioration des conditions de vie fut présentée comme étroitement dépendante du sort réservé aux Tutsi, désignés comme des spoliateurs accaparant les richesses du pays (Kangura dénonçait en juin 1990 “les 70% de riches qui sont Tutsi”). Faire de la minorité tutsie un bouc émissaire était considéré comme un moyen traditionnel par l’ethnocratie hutue pour stabiliser son pouvoir. Pour Jean-Paul Gouteux, “le génocide n’est que la radicalisation de ce moyen.”

Le 20 mars 1994, le président Habyarimana avait accueilli l’équipe nationale de football, rentrant d’un match de préselection pour la Coupe du Monde, par ces paroles musclées:
“Je n’ai jamais perdu, leur dit cet ancien avant-centre, car quand la partie semblait mal tourner, je n’ai jamais hésité à briser la jambe du joueur de l’équipe adverse. Il m’est même arrivé de casser le ballon lui-même. Je suis comme ça...” (119) Un message sans ambiguité pour les plus nationalistes des supporters rwandais. Ce sont, en effet, “les cercles de supporters d’équipes de football qui (avaient donné) naissance au mouvement Interahamwe” (120). Ce qui semble être une caractéristique du recrutement ou de la formation des milices extrémistes, puisqu’en ex-Yougoslavie, ce sont également les supporters-hooligans qui donnèrent les premiers volontaires pour les milices serbes (notamment les Preux de l’Etoile rouge de Belgrade) (121).

Mais cet intégrisme racial n’était pas seulement défendu par une dictature se sentant menacée. Cette
option idéologie (Jean-Pierre Chrétien) avait ses alliés et ses sponsors européens, elle bénéficiait d’un soutien (ou tout au moins de la complaisance) des puissances amies (voir ci-après le texte de Jean-Paul Gouteux). Car, “si le génocide a pu atteindre ces proportions, c’est bien parce que les génocidaires se sentaient soutenus” (122). L’ethnisme d’Etat sur lequel était construit la république rwandaise ne gênait guère partenaires et bailleurs de fond étrangers. “Tous ceux qui de près ou de loin ont pactisé avec la politique rwandaise fondée sur une justification ethnique” (123) préféraient ignorer les crimes pré-génocidaires commis par ce régime d’apartheid. Notamment l’extermination de 1990 à 1992 des Bagogwe, des pasteurs tutsis du nord du Rwanda, “pauvres, marginalisés, illéttrés”, en dehors des luttes politiques (dans le langage extrémiste, ils étaient “une sorte de Bohémiens rwandais”). Ces pogromes à grande à grande échelle constituaient des essais grandeur nature (124), des génocides-tests (Semujanga) qui permirent le rôdage des méthodes utilisées en 1994. Ces quasi expérimentations (Claudine Vidal) permirent surtout de mesurer la tolérance de la communauté internationale et, plus particulièrement, d’apprécier les réactions du gouvernement français, cet allié de tous les coups durs. A cette époque “la France entretenait une coopération active, tant civile que militaire” (125) avec un gouvernement qui entamait la liquidation de la composante tutsie de sa population. C’est pendant qu’elle aidait les Forces Armées Rwandaises à passer en quelques années de 5 000 à 40 000 soldats que s’accomplissait l’éradication des Tutsi dans les régions du Nord (d’où était originaire le clan dirigeant le pays). L’impunité, l’omerta et la cécité prévalaient. Mais la cellule africaine de l’Elysée et les militaires français n’aimaient guère, eux aussi, les Tutsi... Cette défiance était également partagée par une majorité d’institutions belges. Le racisme anti-tutsi était notamment virulent au sein de l’Internationale Démocratique Chrétienne dont Gérard Prunier dénonce l’hutuisme primaire (tout comme celui des Pères Blancs) (126).

nicolas gilbert



Selon certains experts militaires, il aurait suffi de 2 000 à 2 500
hommes décidés pour stopper le génocide de 1994. Il aurait simplement suffi que les troupes européennes ne désertent pas le Rwanda, que le monde extérieur désavoue clairement ce crime, que les partenaires économiques menacent de supprimer leurs aides, pour faire réfléchir les commanditaires du génocide et l’entraver... La complicité de génocide aussi réside dans ce désintéressement, cette inertie, cet abandon.

S’il existe un terreau, encore faut-il que certains l’ensemencent et l’irriguent, pour que des
logiques de haine se transforment en énergie de mort (127), qu’elles montrent leur face sanglante (Baechler). L’ethnisme est un support idéologique, une arme politique que manipule un système totalitaire dans l’intention d’imposer définitivement son pouvoir. Dans tout génocide, il y a des concepteurs, des acteurs politiques et militaires, des responsables qui sont à trouver au sein même de l’appareil d’Etat criminel et de ses affidés - les Etats “amis” ou les parrains (ici la France, la Belgique, l’Eglise catholique) (128) . Le génocide des Rwandais tutsis est bien un crime d’Etat(s) moderne(s) et non le résultat d’un conflit interethnique séculaire, ou la résurgence d’une sauvagerie atavique, comme beaucoup aimeraient le faire croire!

Pourtant, il ne faut surtout pas oublier que des Hutu ont, au péril de leur vie, caché, nourri et aidé à fuir des Tutsi. Même s’il semble que des milliers de tueurs commirent leurs exactions sans remords, tous les Rwandais hutus ne se sont pas transformés en tueurs de Tutsi, comme tous les Allemands ne se sont pas transformés en
bourreaux volontaires de Hitler. Comme le souligne Claudine Vidal, les paysans hutus n’ont pas tous obéi automatiquement aux ordres des autorités (129). Les raisons de cette résistance à la machine génocidaire, de ce refus de céder au rouleau compresseur de la propagande idéologique, mériteraient d’être étudiées avec attention. Pour ne pas se laisser entraîner sur les chemins d’une violence légitimée, encouragée et imposée par un Etat criminel, il faut être armé d’une contre-idéologie, adhérer à des valeurs qui empêchent de se laisser submerger par la dimension collective de cette violence. Pour de nombreux auteurs, les exécutants d’un génocide seraient des personnes normales, ordinaires. Cette assertion est rarement discutée. Il semble aller de soi, depuis les démonstrations de Stanley Milgram, que nous pouvons tous nous transformer en de consciencieux tortionnaires, voire en massacreurs zélés, pour peu qu’une autorité nous le demande! Ou que tout au moins la passivité et la contemplation seraient le lot d’une masse tétanisée, devenue spectatrice. Et pourtant, certains hommes et certaines femmes tout aussi ordinaires refusent dans des situations extrêmes ou anormales (comme les qualifie Yves Ternon) d’obéir aux ordres de leurs supérieurs. L’histoire de ceux et celles qui ne se sont pas laissée abrutir par un matraquage d’idéologie haineuse, qui ont gardé leur lucidité, reste à faire.

 

....Frédéric Baillette ...




 
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