Episode N°:2

  Nous nous retrouvions donc la veille de cette fête d'ouverture et quelques heures avant l'arrivée des convives sans lieu et bien embarrasséEs. Nous avions écumé tout le quartier les jours précédents et nous nous étions même aventuré aux limites de notre zone, au bord du périphérique, pour visiter un énorme bâtiment fraîchement repéré.
  A notre arrivée sur les lieux, nous n'étions plus très sûres de vouloir y pénétrer après qu'un des nôtres ait vu sortir une voiture de flics de la cour. Ceci aurait dû nous avertir mais la pression mûlée à une curiosité soigneusement entretenue nous priva de tout bon sens. Après quelques hésitations nous poussâmes la porte non verrouillée du lugubre immeuble pour pénétrer dans un long couloir dont le fond semblait ûtre étrangement éclairé dune lumière bleuâtre. Ce ne fut qu'après avoir entendu quelques conversations étouffées que nous prîuite comprenant que le lieu n'était pas abandonné mais recouvert d'une chape de plomb moribonde. Il est d'ailleurs toujours en activité puisqu'il s'agit de la morgue !



  La rue Denis du Péage est perpendiculaire à la rue Dupuytren qui la clôt rapidement. Des fenêtres du CCL dans lequel nous étions réunis et où arrivaient peu à peu les personnes mobilisées pour l'opération, on apercevait une grande porte métallique bleue recouverte de graffitis. L'habitude que recouvrait cette vue l'avait fait momentanément disparaître et on passa plus de temps à se demander pour quelles raisons on n'y avait pas pensé plus tôt qu'à investir le vieil immeuble de bureaux désaffectés dont cette porte nous rappela l'existence.
  Malheureusement pour la légende, l'ouverture ne nécessita aucun pied de biche puisque l'endroit était déjà ouvert et notre entrée fut des plus discrètes car il existait deux accès au bâtiment, l'un fermé donnant sur la rue, l'autre camouflée donnant sur la cour. Celle-ci renfermait quelques années auparavant une filature appartenant à la famille Boutry et rien ne l'avait remplacé depuis sa destruction hormis une pauvre végétation typiquement locale et deux pelleteuses en mauvaise état.
  Une rapide visite des locaux fixa définitivement notre choix sur cette masure aux vitres brisées et nous commençâmes rapidement le ménage avant l'arrivée des premiers groupes. Le C.C.L nous fournit malgré lui les premiers balais et une dizaine de personnes s'activèrent bruyamment durant quelques heures avant l'inévitable entrée en scène de la Brigade Anti Criminalité. Entre temps étaient arrivéEs quelques squatteureuses parisienNEs, un beauvaisien et quelques punks locaux.
  Fidèles à leur réputation, les policiers de la B.A.C. s'énervèrent rapidement sur la porte que nous tenions tant bien que mal fermées en repoussant les coups de pression des flics qui tentaient de l'enfoncer. Si la grande cour nous avait assuré d'une parfaite discrétion, elle avait également permis aux keufs d'investir les lieux sans qu'on n'y prennent garde et la résistance se fit dans une relative panique. Les quelques personnes qui apparurent aux fenûtres leur expliquèrent qu'on occupait les lieux depuis la veille, que des enfants dormaient et que nous leur aurions été gré de quitter les lieux et d'arrûter le tapage qu'ils causaient dans ce quartier ouvrier d'ordinaire très calme. Tant de fronde et d'insolence les excita pour de bons et après nous avoir gazé ils jetèrent plusieurs pierres dans les vitres pour ensuite tenter de nous atteindre derrière la porte restée inébranlable.
  Gageons qu'ils seraient rentrés sils avaient persévéré quelques minutes supplémentaires mais nos voyous d'uniformes, ravis d'un tel exercice, préférèrent continuer leur ronde et rangèrent tonfas et maglight pour aller se laver les mains. Il ne nous restait plus qu'à balayer les éclats de verre, constater les dégâts d'une façade déjà partiellement ravagée et consolider le barricadage de la porte d'entrée.
  Le reste de la nuit fut calme et nous permit de visiter les innombrables pièces que comptait l'immeuble dont nous ne comprenions absolument pas la configuration, des couloirs et des escaliers s'offrant au noir à chaque étage. Quelques inscriptions attirèrent particulièrement notre attention puisqu'elle semblait indiquer les fréquentes visites d'un certain loup solitaire, tourmenté pour le coup.
  Le flyer qui annonçait cette fête stipulait qu'elle commencerait dès 10 heures avec des discussions-tables rondes (histoire de faire avancer le schmilblick, pourquoi pas ?), par exemple sur le Chiapas, les prisons, les squatts, l'exclusion relationnelle, Elles n'auront pas lieu devant l'ampleur du travail qui nous attendait et la plupart des personnes qui arrivèrent participèrent au ménage, au barricadage ou à la décoration du lieu avant de profiter de la soirée quoique certainEs aient préféré boire des bières dans le terrain annexe prétextant leur position privilégiée en cas de descente de keufs.

  Ils ne se firent pas attendre et réapparurent en nombre en milieu d'après midi encerclant l'ensemble du bàtiment. Correctement barricadés, les nouveaux et nouvelles squatteureuses se montrèrent beaucoup plus efficaces que la vieille devant le commissaire de permanence venu leur signifier leur prochaine expulsion. Alors que masquéEs ou cagouléEs les occupantEs se massent aux fenêtres des banderoles apparaissent sur les deux façades du squatt dont un pathétique au secours. Un groupe de personnes occupe les toits, les pierres aux pieds, prêtes à défendre l'endroit fraîchement conquis que les flics menaçaient de leur présence. Après qu'un ami ait été interpellé franchissant les barrières de la cour, trois personnes acceptent de descendre parler aux keufs malgré la désapprobation de nombreux squatteureuses.
  La riposte organisée aux forces de l'ordre plonge en quelques instants le petit groupe qui se lamentait encore la veille dans une lutte offensive héritière des modèles allemands et néerlandais. Les velléités des occupantEs découragent rapidement les autorités qui acceptent l'occupation de la friche pour deux jours menaçant néanmoins de revenir si le bruit motivait quelques plaintes du voisinage et ils relâchent la personne quils avait interpellé. La bande exulte alors de joie. Le sentiment de victoire partagé par les squatteureuses accentue selon toute logique leur insolence et leur permet de prendre conscience quil sont en train de vivre un événement retentissant dans l'histoire lilloise, du moins les prémisses d'une longue série d'occupations.



  Marco des Nawaks branche l'électricité en façade devant les yeux médusés des voisins tandis que d'autres creusent un trou dans le terrain qui fera office de chiottes pour le week end. Le mauvais état des tuyauteries ne permet aucun branchement d'eau et le balai des jerricanes et des tonneaux se met en branle afin d'alimenter la cuisine et de permettre le nettoyage du sleeping. Les tags fleurissent sur les façades du bâtiment, ainsi que sur les murs intérieurs ; la pancarte de la SEDAF plantée à l'entrée du terrain annexe est repeinte alors qu'un premier sigle frappe la boite EDF : cette flèche cerclée symbole du courant alternatif qui stigmatise de par le monde squatts et espaces autogérés.
  Les Tromatism inaugurent l'ouverture des grilles du terrain en fin daprès midi de leur camion bringuebalant avant que les rennaisEs, les parisiennEs, quelques personnes de Belgique, Genève, Bordeaux, Châteauroux, et d'ailleurs ne se pointent. Tous les journaux locaux insisteront sur cette formidable concentration de plaques minéralogiques et de piercings qui sidèrent les riverains sans pour autant les effrayer.
  Un petit groupe écrit une lettre aux voisins qu'on s'empresse de photocopier et de distribuer. Le porte à porte est comique, parfois déroutant. On nous amène des couvertures tandis que des volets se ferment, des verrous claquent à notre passage. Un énorme qui vit derrière ces murs marque l'enceinte des maisons mitoyennes. Un mec de retour d'Ecosse rejoint la raïa ; il troque les chaînes qui le maintenaient la vieille aux grilles de la préfecture pour dénoncer la politique de reprise des essais nucléaires annoncée par Chirac contre le pied de biche et la monseigneur.
  Les groupes électrogènes s'installent et on s'active dans la pièce principale du rez de chaussée, celle sur laquelle ouvrent les deux énormes portes métalliques bleues. Ce sera définitivement la salle d'activités du squatt : une pancarte zé tro bu ici indique le bar tandis que quelques affiches militantes participent au folklore. Les sacs sont montés dans la plus grande pièce du second étage, le sleeping faisant face à un salon improvisé. Petite panique à la cave, nous nous apercevons que nous navons pas ouvert les vannes d'eau mais celles de gaz : de toutes façons plus rien n'est en état et les quelques émanations finissent de vider les tuyaux.



  Le concert de Tromatism, le nouveau groupe de Loran, l'ancien guitariste des Berruriers noirs, qu'annonçait le flyer d'ouverture attira de très nombreuses personnes qui s'amassèrent ce samedi 09 septembre dans la cour des anciens établissements Boutry. Logorrhée musicale, cracheurs de feu, notre mère la terre et autre pieuseries naturalistes bousculent l'assemblée totalement conquise par le spectacle nouveau sur Lille. Rien de plus qu'un concert punk classique mais les murs appartiennent à tous et toutes, l'entrée est à prix libre, les bières pas chères, des tables de presse jonchent lentrée du squatt malgré le manque de lumière et on peut bouffer et s'asseoir où l'on veut. Il n'y a pas vraiment de scène et les musiciens fendent rapidement la foule qui forment deux longues rangées au centre desquelles une performance tient le pavé. Le concert se termine sur quelques projections de boue chères au groupe et tout le monde se précipite dans la cour pour reprendre son souffle, l'air de la salle étant littéralement irrespirable à cause de la sciure de bois jetée durant le spectacle. Loran nous avait demandé des copeaux de bois pour projeter dans le public, nous leur avions fourni de la sciure ; nette différence lorsqu'il s'agit ensuite de respirer . A l'étage, les Moon in June ont pris place pour inonder le premier étage d'un petit folk musette psychédélique des familles


  Le bruit et les nuisances dus à la forte concentration de punks auront sans aucun doute agacé les voisinEs malgré la lettre de courtoisie que les squatteureuses leurs avaient adressé l'après-midi même et il fut décidé dans cette optique de réduire les concerts du lendemain et surtout de les avancer dans l'après-midi. Le Dimanche 10 Septembre fut inauguré par une réunion ouverte à tous ceux et toutes celles qui désiraient sinvestir dans le lieu.
  RéuniEs dans une salle du deuxième étage, on fit un long tour de parole des cinquante personnes présentes durant lequel il fut envisagé de garder le lieu. Quelques différents opposèrent les adeptes d'une démarche artistique aux farouches partisanEs de la dimension politique de l'occupation : on parla très rapidement de végétarisme, de collectivité, d'ateliers et d'autogestion ; d'autres parlèrent de notions plus bâtardes telles que le respect ou le droit à la différence.
  Mais au final, il semblait que ces démarches pouvaient se côtoyer sous un même toit et plus d'une vingtaine de personnes manifestèrent l'envie de vivre ensemble dans ce lieu et de s'y installer le soir même. Même si ce clivage entre « politiques » et « artistiques » pouvaient ressortir à l'occasion de quelques débats, l'ensemble des personnes investies dans le lieu partageait des conceptions analogues et non figées donnant à la bande lilloise une spécificité et une souplesse toute particulière dans la paysage squatt de l'époque.
  Le cours de la réunion fut interrompu par la performance bruyante des Nawaks (spontané bamboule-core). Accompagnées d'une basse, quatre personnes sont descendues en rappel sur la façade pour y peindre dénormes inscriptions : respect (tiens donc), squatt, reprenons nos vie ainsi que quelques sigles prônant homosexualité, lesbianisme et bien dautres combinaisons, tandis qu'un gosse dont c'était l'anniversaire braillait dans un micro . Le squatt, malgré ces quelques nouvelles couleurs conserva une triste mine que rien ne vint gommer avant sa destruction. Chacun y alla de son graffiti ou de sa signature et même polloi, un chat wazemmois, y aura laisser sa marque ce qui n'apporta rien à l'esthétisme post nucléaire du lieu.
  Les Kraal ouvrirent le bal des canailles, suivis d'Anarchia es libertad (futur Iatrogen) et des reprises de tête qui débutèrent ce dimanche de septembre 1995 une longue série de concert dans les squats lillois. Tout cela se finit par une monumentale bataille de chaussette dans le sleeping et certainEs décidèrent d'aller enfin se coucher après trois jours d'intense activité.




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